samedi 31 janvier 2015

"J'ai participé aux vingt-quatre heures de la bande dessinée"



Témoignage


Xavier, 38 ans, Paris : "J'ai participé aux vingt-quatre heures de la bande dessinée".

Tout juste 48 heures après la fin des 24h de la bande dessinée, nous avons pu rencontrer J Xavier, l'un des plus de 350 participants à l'édition 2015 du marathon de bd rendu célèbre en France par Lewis Trondheim. 

 A quelques minutes du début de l'épreuve, le café s'impose déjà.


Le vieil homme sec au regard inquiet qui nous accueille à l'entrée de la tente érigée en hôpital de fortune devant un atelier de la rue Gauthey, où quelques dizaines de dessinateurs sont encore en convalescence, nous entraîne vers la terrasse d'un café où, nous dit-il, nous pourrons parler discrètement "sans que les médecins viennent nous faire chier. Magnez-vous, putain. De toute façon je finis ma sieste et j'y retourne, pas que ça à foutre, faut finir merde."

Une planche réalisée dans le cadre des 24h de la bd, mais qui a mystérieusement disparu quand J Xavier a foiré sa mise en ligne. 


Quand nous lui demandons ce qui l'a initialement poussé à participer aux 24h de la bd, Xavier sourit, sort un calepin et commence à griffonner en fermant un œil. Il nous faudra plusieurs minutes avant de comprendre que ses marmonnements que nous cherchons à comprendre sont des ronflements. Plus tard, il avouera qu'il avait souvent du mal à finir ses planches à temps : "24 planches en 24 heures, c'était complètement absurde pour moi qui passe deux mois à décider qu'une case est finie. Complètement ridicule ! Mais je vais terminer !"


En 1990, c'est précisément l'absurdité de ce défi qui pousse Scott McCloud à inventer les 24h de la bd : impressionné par la capacité de son ami Steve Bissette à dessiner vite en dédicace, en totale opposition avec la lenteur de sa production habituelle, il lui propose de réaliser un album en une journée. Il n'y a alors que deux participants, mais le challenge séduit vite : dix ans plus tard, les manifestations en temps limité se sont multipliées dans le monde entier, et dès 2007 McCloud lui-même arrête de compter. En France, pour la neuvième année, c'est la Maison des Auteurs qui organise l'événement de janvier, avec la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, en partenariat avec le festival d'Angoulême. En amont comme en aval, les organisateurs restent discrets jusqu'au mutisme sur le site du festival, de la MDA, ou sur le blog de la Cité internationale. "De toute façon ils vont nous envoyer un e-mail pour nous dire que c'est terminé. Histoire de pas laisser ça flotter en l'air", assure Xavier en commandant un troisième sucrier. 

 Ca y est, le sujet est tombé. C'est le moment d'avoir des idées et encore du café.


Après un septième café, Xavier s'anime et demande du saucisson. "Le plus difficile, c'est de gérer son temps. David, il est rapide. Il a le temps d'aller aux chiottes. Moi, moins." Les quelques clients qui restent dans le café se sont depuis longtemps éloigné de notre table. Les besoins de l'interview nous obligent à rester proches de Xavier, et nous bénissons la sinusite et nos écharpes remontées jusqu'aux yeux, qui ne suffisent pourtant pas à masquer totalement les preuves olfactives de l'implication du dessinateur. 

On rigole, on rigole, mais il ne reste déjà plus que 17 heures. 


Trois heures pour la scénarisation et le story-board, vingt heures de dessin, encrage, lettrage, et une petite heure de scan, nettoyage et envoi : c'est le rythme pris par la plupart des bédétistes. Certains, aguerris ou téméraires, se lancent dans la première planche avant de savoir ce que leur réserve leur propre scénario. Xavier nous confirme qu'il fait partie de la première catégorie. "J'ai des petites fiches de la taille de mes cases : rien à mesurer, et c'est pas trop tordu, suffit de tracer autour de la fiche. Pour le story-board, on a photocopié des gaufriers de douze cases sur un A4 - on a toute l'histoire sous les yeux en deux pages. En fait, j'ai commencé à dessiner avant de finir le story-board, parce que j'avais découpé l'histoire en chapitres, et écrit suffisamment de texte pour me laisser guider sans avoir à réfléchir. Maintenant je suis en roue libre et ça tombe bien parce que je fatigue un peu."

Un peu après minuit, il reste des fruits, des chouquettes et du rouge. 


Pour tous les auteurs, professionnels, amateurs et étudiants, que nous avons rencontrés, il y a bien un moment où réfléchir devient problématique. La concentration va croissant, mais la fatigue aussi, et vers cinq heures du matin tous ont ralenti. Est-ce que la lumière de l'aube a ramené un peu de motivation ? "Putain, l'aube blanche amène que grave on se pèle le jonc pendant les pauses clope, oui. D'ailleurs faut pas oublier de sortir avec un stylo sinon c'est vite une heure que tu perds au total, si tu fumes. Un stylo avec antigel et un carnet étanche, because ils organiseraient pas ça en juillet, hein?"


A propos d'antigel, nous remarquons que certaines des taches sur le pull à torsades de Xavier sont des taches de vin. "Ah mais attention, faut ménager sa biture. Deux petits verres avant que la nuit tombe et ça suffit. Surtout à cause de la déshydratation, quoi. Et puis dessiner c'est comme écrire, ce que tu fais bourré tu le comprends plus du tout quand t'es à jeun." Et se faire comprendre, c'est toujours un problème quand la bande dessinée se fait en temps limité. "Je sais que c'est toujours un souci pour moi, parce que j'aime bien les ellipses, et que je dessine pas bien synthétiquement. Avec une grosse contrainte horaire, il faut pas emmener le lecteur trop loin du sujet, même si on veut raconter une histoire qui s'éloigne de l'intitulé. C'est pas toi qui a ma gomme ?" 

Un peu avant l'aube, il reste de l'eau tiède et du courage. 


Justement, quid du sujet? Comme chaque année, certains participants ont glissé dans leur travail des remarques sur la contrainte du jour. "Moi c'est mes premières 24h, et je pars du principe que les sujets c'est toujours nul. Mais j'avais vraiment envie de faire quelque chose de très libre, sans cases, avec aussi peu de personnages que possible. Et là, vlan, il a fallu que la contrainte impose des cases, et du texte dans une case sur deux. Ca m'a bien fait chier mais c'est le jeu." Après avoir vidé dans une soucoupe un petit sachet de ce qui ressemble à du bicarbonate de soude, Xavier reprend : "Je crois que le moment où on décide de jouer le jeu, de pas faire d'auto-référentiel en abyme, d'accepter l'arbitraire du truc, c'est le moment où ça commence : c'est du boulot, on fait pas semblant, et on fait ça ensemble. Snif. Ca aide d'avoir d'autres dessinateurs autour de soi : il y a plusieurs moments de doute au début, des coups de barre et des coups de flip. Voir les autres bosser, ça permet de se relancer, de mettre les choses en perspective. Et puis c'est pas possible d'abandonner quand t'es en face de quelqu'un qui se donne du mal. Snif."


L'ambiance dans l'atelier de la rue Gauthey a porté ses fruits : sur sept inscrits, sept dessinateurs sont présents à la fin du temps réglementaire. Il y a aussi ceux qui n'ont pas pu s'inscrire mais participent au défi, avec le groupe pour quelques heures ou pour les 24. "L'inscription était à la fois très facile et à peine possible. Il a fallu que je relance sept fois le téléchargement des mêmes fichiers aux mêmes dimensions avant que le site les accepte", nous confie Xavier. "Je me suis dit qu'au moment de la mise en ligne des pages, si le serveur réagissait de la même manière, ça allait être un joyeux boxon. Mais finalement ça se fait tranquille." "Tranquille", et avec ordre - les scanners et les postes de travail sont partagés sans fausse note. Au final, tout le monde a gagné : sur les 361 participants (77 professionnels, 130 amateurs et 154 étudiants), tous ont pu mettre en ligne au moins une planche, et 227 ont rempli le contrat de 24 planches. "Je suis vraiment scié par le boulot fourni par les collègues de l'atelier. Je suis pas très content de ce que j'ai fait jusqu'ici, mais je pense pouvoir rattraper tout ça dès que j'aurais retrouvé ma page 11. En tous cas les autres - Charlotte, Chichile, Fleur, Bearboz, Camill, David - c'est des bons. Et ils ont fait tout ça avec le sourire, en partageant leurs calembours et leur maté. Putain ça va faire bizarre de se quitter quand ce sera fini !" 

Plus que 6 heures, et il nous reste encore un demi paquet de clopes et deux dixièmes de vision dans l’œil gauche. 

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"C'est comme ça tous les ans", soupire l'infirmière qui vérifie la perfusion de tranquillisants de Xavier, revenu à son lit de camp. "Ils nous les surmènent pendant une grosse journée, et comme c'est des fragiles, ces dessinateurs, ils ont souvent beaucoup de mal à s'en remettre. Pour la plupart, ils seront à peu près lucides pour le festival de Saint-Malo. Les moins chanceux enchaînent sur le festival d'Angoulême, et là..." 

Xavier remue et nous adresse un dernier sourire : "Bon les jeunes, c'est pas tout ça mais je vais y retourner. Je me donne encore 5 minutes et je me réveille. De toute façon il est pas terrible ce rêve, y fait froid et ça sent pas très bon." 

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En attendant qu'il se réveille, les bandes dessinées sont visibles sur le site des 24h : 


 
 
 

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