Témoignage
Xavier, 38 ans, Paris : "J'ai participé aux vingt-quatre heures de la bande dessinée".
Tout juste 48 heures après la fin des 24h de la bande dessinée, nous avons pu rencontrer J Xavier, l'un des plus de 350 participants
à l'édition 2015 du marathon de bd rendu célèbre en France par Lewis Trondheim.
A quelques minutes du début de l'épreuve, le café s'impose déjà.
Le vieil homme sec au regard inquiet qui nous accueille à
l'entrée de la tente érigée en hôpital de fortune devant un atelier de la rue
Gauthey, où quelques dizaines de dessinateurs sont encore en convalescence,
nous entraîne vers la terrasse d'un café où, nous dit-il, nous pourrons parler discrètement
"sans que les médecins viennent nous faire chier. Magnez-vous, putain. De toute façon je finis
ma sieste et j'y retourne, pas que ça à foutre, faut finir merde."
Une planche réalisée dans le cadre des 24h de la bd, mais qui a mystérieusement disparu quand J Xavier a foiré sa mise en ligne.
Quand nous lui demandons ce qui l'a initialement poussé à
participer aux 24h de la bd, Xavier sourit, sort un calepin et commence à
griffonner en fermant un œil. Il nous faudra plusieurs minutes avant de
comprendre que ses marmonnements que nous cherchons à comprendre sont des
ronflements. Plus tard, il avouera qu'il avait souvent du mal à finir ses planches
à temps : "24 planches en 24 heures, c'était complètement absurde pour moi
qui passe deux mois à décider qu'une case est finie. Complètement ridicule !
Mais je vais terminer !"
En 1990, c'est précisément l'absurdité de ce défi qui pousse
Scott McCloud à inventer les 24h de la bd : impressionné par la capacité de son
ami Steve Bissette à dessiner vite en dédicace, en totale opposition avec la
lenteur de sa production habituelle, il lui propose de réaliser un album en une
journée. Il n'y a alors que deux participants, mais le challenge séduit vite :
dix ans plus tard, les manifestations en temps limité se sont multipliées dans
le monde entier, et dès 2007 McCloud lui-même arrête de compter. En France,
pour la neuvième année, c'est la Maison des Auteurs qui organise l'événement de
janvier, avec la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, en
partenariat avec le festival d'Angoulême. En amont comme en aval, les
organisateurs restent discrets jusqu'au mutisme sur le site du festival, de la
MDA, ou sur le blog de la Cité internationale. "De toute façon ils vont
nous envoyer un e-mail pour nous dire que c'est terminé. Histoire de pas
laisser ça flotter en l'air", assure Xavier en commandant un troisième
sucrier.
Ca y est, le sujet est tombé. C'est le moment d'avoir des idées et encore du café.
Après un septième café, Xavier s'anime et demande du
saucisson. "Le plus difficile, c'est de gérer son temps. David, il est
rapide. Il a le temps d'aller aux chiottes. Moi, moins." Les quelques
clients qui restent dans le café se sont depuis longtemps éloigné de notre
table. Les besoins de l'interview nous obligent à rester proches de Xavier, et
nous bénissons la sinusite et nos écharpes remontées jusqu'aux yeux, qui ne
suffisent pourtant pas à masquer totalement les preuves olfactives de
l'implication du dessinateur.
On rigole, on rigole, mais il ne reste déjà plus que 17 heures.
Trois heures pour la scénarisation et le story-board, vingt
heures de dessin, encrage, lettrage, et une petite heure de scan, nettoyage et
envoi : c'est le rythme pris par la plupart des bédétistes. Certains, aguerris
ou téméraires, se lancent dans la première planche avant de savoir ce que leur
réserve leur propre scénario. Xavier nous confirme qu'il fait partie de la
première catégorie. "J'ai des petites fiches de la taille de mes cases : rien
à mesurer, et c'est pas trop tordu, suffit de tracer autour de la fiche. Pour
le story-board, on a photocopié des gaufriers de douze cases sur un A4 - on a
toute l'histoire sous les yeux en deux pages. En fait, j'ai commencé à dessiner
avant de finir le story-board, parce que j'avais découpé l'histoire en
chapitres, et écrit suffisamment de texte pour me laisser guider sans avoir à
réfléchir. Maintenant je suis en roue libre et ça tombe bien parce que je
fatigue un peu."
Un peu après minuit, il reste des fruits, des chouquettes et du rouge.
Pour tous les auteurs, professionnels, amateurs et
étudiants, que nous avons rencontrés, il y a bien un moment où réfléchir
devient problématique. La concentration va croissant, mais la fatigue aussi, et
vers cinq heures du matin tous ont ralenti. Est-ce que la lumière de l'aube a
ramené un peu de motivation ? "Putain, l'aube blanche amène que grave on
se pèle le jonc pendant les pauses clope, oui. D'ailleurs faut pas oublier de
sortir avec un stylo sinon c'est vite une heure que tu perds au total, si tu
fumes. Un stylo avec antigel et un carnet étanche, because ils organiseraient
pas ça en juillet, hein?"
A propos d'antigel, nous remarquons que certaines des taches
sur le pull à torsades de Xavier sont des taches de vin. "Ah mais attention,
faut ménager sa biture. Deux petits verres avant que la nuit tombe et ça
suffit. Surtout à cause de la déshydratation, quoi. Et puis dessiner c'est
comme écrire, ce que tu fais bourré tu le comprends plus du tout quand t'es à
jeun." Et se faire comprendre, c'est toujours un problème quand la bande
dessinée se fait en temps limité. "Je sais que c'est toujours un souci
pour moi, parce que j'aime bien les ellipses, et que je dessine pas bien
synthétiquement. Avec une grosse contrainte horaire, il faut pas emmener le
lecteur trop loin du sujet, même si on veut raconter une histoire qui s'éloigne
de l'intitulé. C'est pas toi qui a ma gomme ?"
Un peu avant l'aube, il reste de l'eau tiède et du courage.
Justement, quid du sujet? Comme chaque année, certains
participants ont glissé dans leur travail des remarques sur la contrainte du
jour. "Moi c'est mes premières 24h, et je pars du principe que les sujets
c'est toujours nul. Mais j'avais vraiment envie de faire quelque chose de très
libre, sans cases, avec aussi peu de personnages que possible. Et là, vlan, il
a fallu que la contrainte impose des cases, et du texte dans une case sur deux.
Ca m'a bien fait chier mais c'est le jeu." Après avoir vidé dans une
soucoupe un petit sachet de ce qui ressemble à du bicarbonate de soude, Xavier
reprend : "Je crois que le moment où on décide de jouer le jeu, de pas
faire d'auto-référentiel en abyme, d'accepter l'arbitraire du truc, c'est le
moment où ça commence : c'est du boulot, on fait pas semblant, et on fait ça
ensemble. Snif. Ca aide d'avoir d'autres dessinateurs autour de soi : il y a
plusieurs moments de doute au début, des coups de barre et des coups de flip.
Voir les autres bosser, ça permet de se relancer, de mettre les choses en
perspective. Et puis c'est pas possible d'abandonner quand t'es en face de
quelqu'un qui se donne du mal. Snif."
L'ambiance dans l'atelier de la rue Gauthey a porté ses
fruits : sur sept inscrits, sept dessinateurs sont présents à la fin du temps
réglementaire. Il y a aussi ceux qui n'ont pas pu s'inscrire mais participent
au défi, avec le groupe pour quelques heures ou pour les 24.
"L'inscription était à la fois très facile et à peine possible. Il a fallu
que je relance sept fois le téléchargement des mêmes fichiers aux mêmes
dimensions avant que le site les accepte", nous confie Xavier. "Je me
suis dit qu'au moment de la mise en ligne des pages, si le serveur réagissait
de la même manière, ça allait être un joyeux boxon. Mais finalement ça se fait
tranquille." "Tranquille", et avec ordre - les scanners et les
postes de travail sont partagés sans fausse note. Au final, tout le monde a
gagné : sur les 361 participants (77 professionnels, 130 amateurs et 154
étudiants), tous ont pu mettre en ligne au moins une planche, et 227 ont rempli
le contrat de 24 planches. "Je suis vraiment scié par le boulot fourni par
les collègues de l'atelier. Je suis pas très content de ce que j'ai fait
jusqu'ici, mais je pense pouvoir rattraper tout ça dès que j'aurais retrouvé ma
page 11. En tous cas les autres - Charlotte, Chichile, Fleur, Bearboz, Camill,
David - c'est des bons. Et ils ont fait tout ça avec le sourire, en partageant
leurs calembours et leur maté. Putain ça va faire bizarre de se quitter quand
ce sera fini !"
Plus que 6 heures, et il nous reste encore un demi paquet de clopes et deux dixièmes de vision dans l’œil gauche.
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"C'est comme ça tous les ans", soupire l'infirmière
qui vérifie la perfusion de tranquillisants de Xavier, revenu à son lit de
camp. "Ils nous les surmènent pendant une grosse journée, et comme c'est
des fragiles, ces dessinateurs, ils ont souvent beaucoup de mal à s'en
remettre. Pour la plupart, ils seront à peu près lucides pour le festival de
Saint-Malo. Les moins chanceux enchaînent sur le festival d'Angoulême, et
là..."
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En attendant qu'il se réveille, les bandes dessinées sont visibles sur le site des 24h :
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